« Honorer la rencontre ». Le souvenir de ce credo m’en laisse encore aujourd’hui émerveillée. Incertaine aussi quant à sa source. En effet, aussi bien Jean-François Lyotard - le philosophe, en s’approchant aussi près que possible de l’extase des Saintes - qu’Alain Badiou, le sociologue en analysant les ressorts inévitables de la relation entre deux personnes, peuvent tous deux en être les auteurs. Peu importe cette double parenté fantasmatique. Pourvu que l’on saisisse ce que la rencontre a de commun avec le sacré. Ne lésinons pas ! Quand on aime, on ne compte pas…dit la sagesse de comptoir en crémière des sentiments. Force nous est de constater que la spiritualité et bien même le divin sont ici convoqués.
Honorer la rencontre, c’est laisser en soi–même s’ouvrir l’espace vacant pour aller au devant de l’autre. Et lui permettre, de ce fait, l’abordage de notre propre rivage. Non en conquérant mais en pèlerin, sur ce qui ressemble à s’y méprendre à un Chemin de Compostelle de l’amour. Amour « toujours-déjà-là », selon la formule canonique de Freud en archéologue de l’inconscient. Amour à venir, avenir, comme cette femme rêvée avant que d’être aimée, aimée avant que d’être ressuscitée de l’encre de Christian Bobin, écrivain de l’affect à fleur de peau.
Honorer la rencontre, c’est laisser ouverte la brêche et béante la blessure de ce que l’on appelle, à tort et à travers, le « manque », en psychanalyse. Manque de quoi ?
Hasardons quelques prosaïques hypothèses dont le mérite sera, au mieux, d’être intelligibles. Ce qui, en la matière, finit par relever d’un luxe éhonté !
Manque de confiance en soi d’abord. Ce qui, à force de faire défaut révèle un narcissisme défaillant. C’est-à-dire, fragile autant qu’encombrant. En français dans le texte, disons qu’une image de soi défectueuse peut, paradoxalement, nous faire apparaître timide et peu séduisante autant qu’assurée jusqu’à la plus don-juan (ne) crânerie. Parfois tour à tour. Parfois en même temps. C’est selon…Parfois l’on cumule . Et le portrait que l’on offre, bien malgré nous, à cet(te) autre tant convoité(e) ne l’invite guère à y aller voir de plus près !
Du manque d’amour pour soi, c’est cela le narcissisme. Contrairement à l’opinion communément admise. Car parler de narcissisme n’a d’intérêt que dans son rapport à la quantité qu’il mobilise et qui affecte en pénurie ou en inflation le psychisme.
Permettons-nous un petit rappel pédagogique et schématique. Le minimum syndical pour un individu normalement constitué c’est la névrose. Et oui, elle nous travaille tous et toutes plus ou moins. Du moins dans nos sociétés occidentales. Et à moins de vivre dans un ashram au Tibet dans une sagesse toute orientale, en moine centenaire - et encore - il y a peu de chance de s’y soustraire.
Le pire dysfonctionnement du psychisme s’appelle la psychose et éloigne le sujet de la réalité quotidienne, par phases ou durablement, le murant dans un monde dont il était le seul à posséder la clé, jusqu’à la perdre, lui aussi, dans les limbes de son inconscient aux commandes.
Entre les deux, il y a les « frontaliers », selon la belle expression du psychanalyste François Roustang. Il s’agit de ceux et celles qui naviguent à l’aveugle entre une stabilité apparente et sectorielle et un chaos peuplé du fracas de crises cycliques qui éprouvent durement la vie privée et relationnelle.
Sans parler des pervers qui eux, tirent diaboliquement leur épingle du jeu en n’ayant de cesse que de séduire l’autre aux seules fins de l’instrumentaliser. La perversion, au sens pathologique du terme, réduit l’autre à une proie destinée à être vidée consciencieusement de sa force de vie jusqu’à extinction psychique – et parfois physique – de l’ «intérêssée », vite troquée contre une autre toute neuve, interchangeable et irrémédiablement fascinée…
Une fois franchi l’obstacle du choix du partenaire potentiel - pas trop « fou », mais juste assez pour ne pas sombrer dans l’ennui - le plus difficile est devant soi !
Car Honorer la rencontre suppose un engagement de tout son être, sans pour autant commander le camion de déménagement dès le second rendez-vous. Ce qui suppose d’avoir acquis en soi-même un équilibre certain, un discernement nécessaire et de la patience, c’est-à-dire la faculté de supporter de différer l’impulsion irrépressible de la satisfaction immédiate. En clair : si c’est Tout et tout de suite, il vous faudra retravailler votre mise en condition d’aimer et être aimé(e) encore quelques jours, mois, années… ! En effet, la maturité affective est à ce prix : pour pouvoir rencontrer l’autre, ne pas passer à côté de lui ou d’elle, il est plus que souhaitable d’avoir confiance en sa propre valeur. Ce qui signifie savoir demeurer ferme sur nos limites et leur caractère incompressible au delà d’un certain seuil.
Honorer la rencontre, c’est alors s’offrir ce que l’on mérite. A savoir, respecter ses forces et ses faiblesses autant que celles de l’autre, sans se couler irrémédiablement dans le désir de lui plaire à tout prix. En le payant parfois très cher. Pour aimer l’autre, il faut s’aimer soi-même. C’est d’une simplicité biblique, or c’est de l’ordre de l’exploit ! Avoir acquis le sens de la mesure allié à la générosité véritable. Cette dernière ne consiste nullement à « tout donner » à quelqu’un qui ne vous en demande pas tant. Sauf s’il s’agit d’un(e) pervers(e) qui en veut à votre énergie vitale faute d’en avoir lui (elle)-même. Dans ce cas : mauvaise pioche et retour à la case choix du partenaire. Car ce type de rencontre n’a qu’une seule issue: la fuite. La perversion narcisssique ressemble à un mode particulier de vie sous marine, celle qui appartient à ces petits animaux marins qui investissent la coquille de l’autre pour le dévorer tout crû à l’intérieur et prendre sa place ! A vous de voir…
Une fois franchis les ecueils de la passion qui consume au lieu de construire et dévore au lieu de nourrir, il reste le meilleur.
Ce que l’écrivain (e) Jacqueline Kelen appelle «la divine blessure», dans son ouvrage du même nom aux éditions Albin Michel.
C’est consentir à aimer. Adorer cet autre qui vous arrive souvent alors que vous ne l’attendiez pas, et demande par sa seule présence que vous révisiez de fond en comble les contours d’une vie où, jusqu’à présent, vous ne vous sentiez pas à l’étroit. Tout à coup, l’envergure qui lui manquait sans que vous en ayiez pris conscience, vous est à proprement parler insupportable !
C’est ainsi que le discours amoureux ressemble parfois à s’y méprendre à la parole mystique. Comme dans le chant des troubadours du Fin‘Amor, parfait amour des pays d’Oc, dès la fin du XI ème siècle; comme la ferveur des Saintes, lorsqu’amour et foi se fondent en un seul élan qui déchire autant qu’il ravit…
Honorer la rencontre, c’est alors construire pierre par pierre une réalité au quotidien à partir de la certitude, chaque jour interrogée, chaque jour renouvelée, d’avoir trouvé cet « idéal » tant recherché. Loin, bien loin des fantaisies romancées d’eternel(les) adolescent(es) où l’amour, en rimant avec toujours, grimace avec jamais. L’idéal est ici-bas...
Honorer la rencontre, c’est aussi renoncer aux vaines chimères qui fracassent les bateaux sur les rochers. C’est faire taire le chant des sirènes, condamnées à ne capter que des alouettes.Alors, une fois cette Terre Promise à portée de vue et de mains…
Honorer la rencontre c’est - enfin - se permettre de rêver à deux, se laisser aller à l’exaltation, au bonheur de vivre. Tout en gardant les pieds solidement ancrés sur terre.
C’est, selon les mots du psychanalyste Didier Anzieu dans «Beckett et le psychanalyste», « Maintenir l’amour dans l’écart entre l’abandon à l’autre et l’abandon de l’autre.».
Fabienne Soria est psychanalyste et psychologue-clinicienne. Elle a enseigné la psychopathologie dans diverses instances : Collège d’Osteopathie Sutherland, C.H.U de l’Hôpital Saint-Antoine à Paris. Elle anime de nombreux séminaires en Province et à Paris, notamment à la librairie BLUE BOOK PARIS dans son cycle intitulé « Penser l’impensable » qui associe littérature et psychanalyse. Elle s’est spécialisée dans l’étude de l’inter-relation mère/ nourrisson, couple, famille. Son champ de recherche : la faille narcissique et ses rapports à la perversion. Elle reçoit également ses patients dans son cabinet parisien, à deux pas de la Coulée Verte et du Viaduc des Arts, dans le 12ème arrondissement. Sur rendez-vous au 06 88 33 45 10.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire